Photo de couverture : Les médias interrogent Maradona après sa suspension par la FIFA, par Jeff Mitchell, source: The Times
« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
-Alphonse de Lamartine
SAMEDI 25 JUIN 1994 – STADE FOXBORO, FOXBOROUGH, MASSACHUSSETTS
À 30 minutes du match opposant l’Argentine et le Nigeria dans le groupe D de cette quinzième édition de la Coupe du Monde – la première disputée aux États-Unis – les joueurs des deux formations achèvent respectivement leur échauffement. Une fois la température à point et les joueurs affutés, tous regagnent les vestiaires. Tous, sauf un petit bonhomme argentin portant le numéro 10 qui reste au centre du terrain pour se livrer à une série de jongleries, où le ballon semble lui coller aux pieds, aux cuisses, aux épaules et à la tête comme s’ils étaient aimantés.
Après cette série de prouesses qui lui semble d’une facilité déconcertante, Diego Armando Maradona – c’est bien lui – y va de plusieurs passes transversales sur une distance de 40 mètres à son coéquipier Ariel Ortega, inscrit sur la feuille de match comme remplaçant. À chaque longue passe de Maradona, le public présent au stade, des habitués aux néophytes, écarquillent les yeux d’émerveillement, surtout quand ces longues passes atteignent toujours leur cible avec précision, incluant plusieurs « coups du foulard », geste technique extrêmement difficile où le ballon est frappé derrière la jambe d’appui.
Ce spectacle d’avant-match touchant à sa fin, « El Pibe de Oro » (le gamin en or, surnom de Maradona) rentre à son tour au vestiaire. Sauf que contrairement à 1986 et 1990, où il avait porté presque à lui tout seul la sélection argentine, Maradona n’a cette fois pas le sourire aux lèvres. Est-il concentré en vue du match ? Songe-t-il au fait que sa présence à cette édition de la Coupe du Monde, sa quatrième depuis 1982, relève du miracle ? Nul ne le sait. Et pourtant…

PRINTEMPS 1991, TROIS ANS PLUS TÔT
C’est après avoir disputé un match contre Bari avec son club d’alors, le SSC Napoli, en mars 1991 que la carrière de Diego Maradona a commencé à basculer, du moins officiellement. Contrôlé positif à la cocaïne, Maradona est suspendu 15 mois par la fédération italienne en début d’avril. Revenu en Argentine discrètement presqu’un mois plus tard, la police de Buenos Aires débarque chez lui un beau matin et découvre plusieurs sachets de poudre blanche. Maradona est arrêté et inculpé pour trafic, possession et consommation de stupéfiants. Les journalistes et photographes présents à la sortie de son logement pour le voir escorté, menottes aux poignets, par les policiers vont vite diffuser la nouvelle qui se répand comme une « trainée de poudre », mais qui ne surprend guère car presque tout le monde savait déjà depuis longtemps qu’El Pibe de Oro avait mis plusieurs fois le « nez dans la farine ».
Toutefois, personne non plus n’avait oublié ses exploits qui ont mené à la seconde conquête de la Coupe du Monde par l’Argentine en 1986 qui l’ont hissé au rang de légende et de héros national. Si bien que la justice de son pays, qui a certainement fait son devoir de mémoire, a su se montrer magnanime à son égard malgré la lourdeur de son crime. Maradona n’est effectivement condamné qu’à 14 mois de prison avec sursis, à la condition qu’il suive une cure de désintoxication.
Les années qui suivent sa suspension confirment toutefois que pour Maradona, sortir de la déchéance s’avère plus qu’un travail herculéen. Un an à Séville et un retour en Argentine avec les Newell’s Old Boys ne convainquent personne; Maradona n’est plus l’ombre du joueur qu’il était à l’époque où il marchait sur l’eau. Plus encore que ses frasques hors des pelouses, c’est son surpoids qui fait jaser, au point où ses chances de le voir disputer la Coupe du Monde aux États-Unis en 1994 sont nulles.
Mais en ce mois de juin 1994, alors qu’il est âgé de 33 ans et après avoir perdu 20 kilos en six mois (!), il est bel et bien présent sur le territoire américain. Un miracle qu’on vous disait ? Et pourtant…

ELLE COURT, ELLE COURT, LA RUMEUR
Pour son premier match du groupe D contre la Grèce disputé au stade Foxboro, la troupe dirigée par Alfio Basile n’a pas fait de quartier : un triplé de Gabriel Batistuta, un autre but de Diego Maradona; victoire de l’Argentine 4-0.
Sur le but inscrit par le numéro 10, le troisième du match, tout part d’une série de trois passes en une touche de balle, suivi d’une belle feinte et d’une frappe pleine lucarne, tel un missile guidé, qui n’a laissé aucune chance au gardien grec Antonios Minou. Devant cette réalisation somptueuse, beaucoup crurent sur le coup à la rédemption, voire à la résurrection de Maradona. Comme si ce dernier y croyait lui-même, il se précipite vers la première caméra à sa portée pour lâcher un cri de rage, les yeux écarquillés devant la lentille. À première vue, ce but et cette célébration semble signifier qu’il s’est enfin libéré des démons qu’il a porté en lui depuis trois ans tout en montrant à la face d’un monde, qui l’avait préalablement enterré, qu’il est toujours vivant et capable de faire rêver des millions de personnes par son talent extraordinaire.
Après le match cependant, le poids d’une rumeur commence à circuler, tel un excédent de bagages, au sein de la sélection argentine. En effet, un membre de l’Albiceleste aurait été contrôlé positif lors du test antidopage effectué après cette victoire contre la Grèce. Comme de juste, tous les regards et les soupçons se portent vers Diego Maradona, étant donné son lourd passif, mais aussi parce qu’il a fait partie des joueurs sélectionnés au hasard pour ce test.
Est-ce peut-être aussi pourquoi El Pibe de Oro n’a pas le sourire aux lèvres en retournant au vestiaire avant de disputer le match contre le Nigeria ? On ne saurait dire.

LE MATCH ARGENTINE VS. NIGERIA
C’est sous un ciel de plomb et dans une atmosphère aussi lourde que la température que l’Argentine affronte le Nigeria en ce samedi 25 juin à 16h00 (heure locale). Près de 55 000 spectateurs présents au stade ainsi que de nombreux journalistes dans la salle de presse observent attentivement Diego Maradona, scruté à la loupe comme les suspects dans les romans policiers.
Rien ne transparait pourtant dans l’attitude du numéro 10 lors du match, à croire que le climat de suspicion qui l’entoure n’existe pas ou n’a jamais existé. S’il est moins vif et rapide qu’autrefois, son jeu et sa technique demeurent exceptionnels. Quand le Nigeria ouvre le pointage sur un contre superbement conclu par Samson Siasia à la 8e minute, Maradona rappelle ses coéquipiers au centre du terrain pour repartir au combat, comme il a toujours eu l’habitude de le faire en 1986 et 1990.
Puis à la 21e minute sur un coup franc, Maradona fait encore montre de son talent en faisant mine de tirer le ballon pour la donner en talonnade à Gabriel Batistuta dont la frappe perce le mur nigérian et est mal bloqué par le gardien Peter Rufai. Claudio Caniggia récupère alors le ballon perdu comme un fruit mûr pour égaliser la marque à 1-1. Maradona est le premier à se jeter dans les bras de Caniggia, ami sur le terrain comme dans la vie, pour le féliciter, visiblement moins surexcité que lors du match contre la Grèce. Sept minutes plus tard sur un autre coup franc joué rapidement, Maradona délivre une passe décisive à Caniggia sur le flanc gauche, oublié par la défense nigériane, qui y va d’une belle frappe enroulée pour donner définitivement les devants à l’Albiceleste 2-1. Ce sera le score final.
Avec cette deuxième victoire en phase de groupe, l’Argentine se qualifie déjà pour la ronde des seize de cette Coupe du Monde. Après le coup de sifflet final, Maradona prend le temps de serrer la main de tous les membres de la sélection nigériane et de prendre dans ses bras chacun de ses partenaires.
Mais lorsqu’il quitte le terrain pour disparaitre sous les estrades, tel le héros d’un film d’aventures épique ou picaresque, très peu se doute à ce moment précis qu’il se dirige vers son destin!

MERCREDI 29 JUIN 1994 – STADE DU COTTON BOWL, DALLAS, TEXAS
À 24 heures de disputer son dernier match en phase de groupe qui doit l’opposer à la Bulgarie, la sélection argentine se présente au stade du Cotton Bowl pour se familiariser avec le terrain vers la fin de l’après-midi. L’ambiance est volontiers décontractée même pour Maradona, qui discute au centre du terrain avec Leonardo Rodriguez, né comme lui à Lanús au sud de Buenos Aires.
Cette décontraction s’avère pourtant être le calme avant la tempête. Une fois que tous les joueurs, les entraîneurs et le staff technique aient quitté la pelouse, se dirige vers le banc de touche Julio Grondona, président de la fédération argentine et vice-président de la FIFA, tandis que la police a toutes les peines du monde à contenir les nombreux membres des médias qui se bousculent au portillon, pressés d’entendre une confirmation de ce dont on se doute déjà depuis neuf jours.
De surcroit, à la lecture d’un communiqué tenant en une vingtaine de mots, Julio Grondona, d’une voix trop sibylline, confirme la rumeur: Diego Maradona est bel et bien le joueur qui a été testé positif lors du contrôle antidopage. Le produit détecté au cours des analyses est un mélange de substances à base d’éphédrine. Puis, sans même prendre le temps de répondre aux questions des journalistes présents, M. Grondona quitte les lieux.

L’ÉPHÉDRINE: UN COCKTAIL « DÉTONNANT »
À l’image du « cocktail détonnant » détecté dans les échantillons du « gamin en or », la confirmation de la positivité de son test antidopage fait l’effet d’une bombe partout sur la planète. Mais contrairement à d’autres athlètes ayant été convaincus de dopage au même produit, « Diegito » ne nie pas avoir pris de l’éphédrine. Bien au contraire, il déclare qu’il « ne s’est pas drogué » et que son retour au haut-niveau n’est pas dû à la prise d’une drogue car l’éphédrine n’est pas comme la cocaïne et donc qu’il n’a rien fait d’illégal. « Je ne me suis pas drogué et je n’ai pas couru grâce à la drogue, dit-il. J’ai couru pour l’amour du foot et pour le maillot. Rien de plus. »
Maradona ajoute également que c’est son préparateur physique personnel et accessoirement diététiste, Daniel Cerrini, qui avait été greffé au staff de la délégation argentine à la demande de la star pour cette Coupe du Monde 94, qui lui a prescrit ce médicament parce qu’il souffrait de symptômes d’allergies mineures et d’une congestion nasale. Bien que Cerrini n’ait pas autorité en tant que médecin, il est vrai que l’éphédrine est en vente libre sur le territoire des États-Unis (bien qu’il puisse être prescrit sur ordonnance aux jeunes enfants ou aux asthmatiques) et s’avère facile à obtenir.
Mais personne vraiment n’avale cette couleuvre, surtout avec une réputation déjà peu recommandable collant aux basques de Cerrini depuis une histoire de dopage en 1989. Au point où Maradona avait reçu des mises en garde à son sujet au moment où il lui a accordé sa confiance, face aux résultats positifs de son soi-disant programme de remise en forme rapide. Fernando Signorini, surnommé « le Professeur », qui avait déjà entrainé personnellement le numéro 10 argentin, avait d’ailleurs affirmé mettre fortement en doute les méthodes de Cerrini, surtout celle à base de « vitamines », et avait dit craindre que ce dernier n’exerce une influence néfaste sur la superstar sud-américaine.
Le Professeur ne croyait pas si bien dire au moment de la révélation du test positif à l’éphédrine de Maradona, car il ne s’agit pas que d’un simple médicament. Possédant les mêmes propriétés que l’adrénaline et proche des amphétamines lorsqu’administrée à fortes doses, elle stimule le système nerveux, excite les tissus musculaires, améliore l’oxygénation ou la capacité respiratoire, favorise une récupération plus rapide, accentue le sentiment de confiance en soi et diminue le stress.
Dit autrement, l’éphédrine permet d’accroître chez les athlètes leur niveau de performance, d’améliorer leur endurance et de décupler leur résistance à un effort physique intense prolongé en abaissant leur seuil de fatigue. En prime, l’une de ses composantes, la noréphédrine, contribue à freiner l’obésité et à accentuer la perte rapide de poids. Mais lorsqu’elle est consommée de manière « non-thérapeutique », l’éphédrine a aussi un effet secondaire notable: elle augmente l’agressivité.

LA MARIÉE ÉTAIT TROP BELLE
Un peu comme quand « la mariée était trop belle », la résurrection affichée de Diego Maradona au début de cette Coupe du Monde 94 n’était finalement qu’une illusion. Parce que les faits s’imbriquent trop bien avec les propriétés de l’éphédrine: les 20 kilos qu’El Pibe de Oro a perdu en six mois avant le début de la compétition (que la star avait attribué aux vertus d’une « cure chinoise »), sa forme resplendissante sur le terrain alors qu’il avait régressé depuis sa suspension pour consommation de cocaïne en 1991, sa réaction « démentielle » devant la caméra suite à son but d’anthologie inscrit contre la Grèce. Bref, tout s’emboîte, tout colle, tout s’explique. Chassez le surnaturel et il fuit au galop!
L’échantillon B (contre-expertise) ayant confirmé la positivité du test en première instance, la fédération argentine n’attend même pas que la FIFA délibère. Elle décide plutôt de d’expulser manu militari Maradona de la sélection albiceleste et ce faisant, de l’exclure définitivement du Mondial 94. 24 heures plus tard, la FIFA confirme cette sentence d’exclusion pour ensuite alourdir la sanction un mois plus tard. Le 24 août 1994 à Zurich, le bureau de la Commission d’organisation de la Coupe du Monde de la FIFA annonce la suspension pour 15 mois de Diego Maradona (jusqu’au 25 septembre 1995) assortie d’une amende de 20 000 francs suisses sans possibilité d’appel. Quant au préparateur physique Daniel Cerrini, ce dernier est suspendu pour deux ans.
Certes, si la FIFA ne suspend pas à vie « Diegito », peine qui aurait pu être possible étant donné la récidive de la star, autant dire que cette nouvelle condamnation équivaut à une forme de mise à la retraite anticipée pour Maradona, qui aurait eu 35 ans à la fin de sa punition. Ce qui frappe cependant, c’est la réaction de la fédération argentine qui, en aucun temps, n’a levé le petit doigt pour le défendre tout en décidant même de l’exclure de la sélection argentine et de la Coupe du Monde avant la FIFA.

UN MARCHÉ DE DUPES
Il faut savoir qu’il y eut un précédent lors de la Coupe du Monde 1986 au Mexique, alors que l’attaquant international espagnol Ramon Calderé avait testé positif à l’éphédrine. Affirmant que la substance interdite provenait d’un sirop prescrit par un docteur de la grande instance internationale et soutenu par sa propre fédération, la FIFA ne lui a finalement donné qu’un seul match de suspension et il a pu ainsi terminer normalement la compétition.
En somme, même en considérant qu’il s’agisse d’une récidive ou pas, on a l’étrange sentiment que la culpabilité pour dopage de Maradona a arrangé aussi bien les affaires de Julio Grondona que des hautes instances de la fédération argentine et de la FIFA. Durant sa carrière, le numéro 10 n’a d’ailleurs jamais mâché ses mots pour dénoncer Grondona, qu’il a accusé d’avoir arrangé des matchs en Argentine, mais aussi les grands pontes du football mondial (Joao Havelange, Sepp Blatter et cie), qu’il n’a pas hésité à comparer à une Mafia qui se remplit les poches sur le dos des joueurs.
Ironie de la situation : ce furent pourtant tous ces grands pontes qui avaient insisté, voire poussé pour que Maradona retrouve la forme afin de participer à cette Coupe du Monde, histoire de mieux la vendre aux Américains. Dans ce « marché de dupes », ce sont finalement aussi bien les Américains que tout le public aimant le football qui en sont ressortis perdants, privés de la présence d’un joueur au talent hors-normes capable d’animer le spectacle à lui tout seul, comme avant ce match ultime contre le Nigeria à Foxborough; son vingt-et-unième et dernier de l’histoire de la Coupe du Monde avec la sélection de l’Argentine. Cette dernière, privée de son talisman, connût une fin tout aussi abrupte, défaite par la Bulgarie (2-0) lors de son dernier match en phase de groupe pour ensuite être éliminée par la Roumanie (3-2) en huitièmes de finale.

SERRER LA MAIN DU DIABLE
Après avoir été touché par la grâce suite à la fameuse « main de Dieu » au Mexique en 1986, Maradona a quitté la scène prématurément aux États-Unis en 1994 pour avoir « serrer la main du Diable ». En somme, son passage sur le continent nord-américain aura suffi à illustrer ce contraste, tel les deux faces d’une même médaille, qui résume à lui-seul ce qu’El Pibe de Oro était : un soliste surdoué qui aura vécu sa vie sans concessions d’un excès à l’autre, entre le ciel et l’enfer, et qui aura marqué la planète entière comme les grands personnages mythologiques.
Décédé le 25 novembre 2020 à l’âge de 60 ans, le livre de son histoire picaresque s’est finalement refermé un peu de la même manière que celui de sa Coupe de Monde 1994. Sauf que cette fois, Maradona s’est définitivement hissé au Panthéon des demi-dieux du football. Il est enfin chez lui à sa vraie place, ce qui ne l’empêchera pas de taquiner le Diable à grands « coups du foulard » pendant que son héritage voyagera longtemps comme un ballon rond parmi les vivants.